Article, du philosophe Pierre Zaoui, qui insiste sur la nécessité de se parler

Je vous en livre juste un extrait, à méditer...

Extrait d’un article de Pierre Zaoui, philosophe
Paru dans le journal Le Monde décembre 2020

« Dans un couple, il est extrêmement important de laisser l’autre respirer »

Un couple est constitué par « deux esprits qui se parlent sans relâche ». Pourquoi le couple est-il avant tout structuré par le langage ?

Quand on est deux, on ne fait jamais un ; il n’y a pas d’âme sœur, pas de moitié parfaite qui nous complète. Ce n’est pas pour rien que Platon place le mythe de l’androgyne dans la bouche d’Aristophane, à maints égards son plus redoutable adversaire. Et c’est cette impossibilité de faire un avec deux qui fait parler et qui doit faire parler. Un couple vivant, c’est-à-dire un couple qui n’est ni en guerre perpétuelle ni en fusion silencieuse, l’est parce qu’il est capable de parler et de se parler, sans jamais trop craindre incompréhensions et malentendus. Parler les désaccords, les impasses, les frustrations. Parler l’éternelle difficulté à parler. Mais aussi parler les joies et les espérances, car il n’est jamais sûr d’avance qu’elles soient aussi claires pour l’un que pour l’autre.

Donc pas seulement la parole négociante, ni seulement la parole pleine, riche de significations, mais aussi la parole poétique ouvrant des chemins imprévus, et encore la parole vaine, celle qui n’est faite que pour passer le temps et un peu d’affect. A l’opposé, le couple en crise, c’est toujours le couple qui ne sait plus se parler du tout, même pas bavarder : Marguerite et Emile dans Le Chat de Simenon, ou le narrateur de La prisonnière de Proust, qui ne parvient plus à communiquer avec Albertine qu’en lui glissant des billets sous la porte. On sait d’avance que cela va mal finir, même quand ça ne finit pas : il existe tant de couples de taiseux où l’un ou l’autre ne sait toujours pas au bout de cinquante ans avec qui il vit, ni si seulement ils ont bien vécu ensemble. Autrement dit, le vrai ciment du couple ne me semble ni l’amour, ni le sexe, ni l’intérêt ou l’avantage commun, mais la parole.

Et l’on ne se met peut-être en couple que pour réaliser cet être de parole que nous sommes, ce « parlêtre », dirait Lacan, qui ne se survit qu’à échapper à deux régimes mortifères : le silence, la mort de la parole, et le radotage, c’est-à-dire une parole mécanisée, vide, qui n’est plus que la grimace de ce qu’elle fut. En philosophie, le plus grave, c’est de dire le faux en croyant que c’est vrai ; en morale, le plus grave, c’est de mentir. Mais rien de tout cela dans le couple, car ce n’est pas grave de dire des sottises, ou des méchancetés, ou des demi-vérités, ce qui est grave, c’est de se taire ou de se répéter.
C’est pourquoi parler sans relâche ne signifie surtout pas tout dire et tout se dire. Souvent on parle pour ne rien dire ou pour ne pas dire, et c’est très bien ainsi. Un couple n’est pas un sanctuaire de la vérité, mais un sanctuaire de la parole qui n’est ni discours ni silence, mais liberté de s’exprimer avec son ton, son rythme et ses stridences qui sont toujours propres à chaque couple.

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